MT    TE    2001


MAI TRAN

PENTAGONE, MENSONGES

ET VIDÉO

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L’artiste contemporain est plus ou moins au départ un collectionneur compulsif ; chacun y va de sa petite ou grande obsession pour puiser dans la réalité, la sienne et/ou celle du monde, des bribes, des éléments, des fragments et par la cuisine d’un processus souvent long, parfois tenu secret émerge une forme plastique finale au médium variable – qu’il soit film, installation, photographie, dessin, document, mobilier ou tout cela à la fois. La réalité favorite que l’artiste français Alain Declercq collectionne est celle qui va nourrir sa propre inquiétude à l’égard de la société. Non pas celle née de nos peurs ou cauchemars d’enfant – le placard, le noir, les monstres – mais plutôt celle des adolescents déphasés, en révolte contre la société, quand la peur du gendarme fait déjà rage, quand tous les chiens deviennent potentiellement très méchants, quand les vieilles peaux s’exhibent, abjectes, en manteau de fourrure sauvage ; et tandis que le service militaire guette, le jeu avec le feu se traduit par la fascination morbide pour les armes et les billets de banque. Au fil des ans, Alain Declercq a compilé un corpus de documents et d’images photographiques et vidéographiques captées pour la plupart à la volée dans la rue ou mises en scène dans la plus grande clandestinité ; à la limite de l’illégalité, quand il se targuera de maquiller une Citroën modèle Évasion en voiture de police mise à disposition du public d’un centre d’art de banlieue parisienne, à ses risques et périls. La toute-puissance n’est pas toujours là où on la croit. Et de ce monde crypté constitué de forces de l’ordre établi, de chars militaires, de matraques à la ceinture de CRS, il capture en caméra cachée les arrestations musclées, les parades armées, et tous les gestes et postures de l’interventionnisme sécuritaire urbain. Alain Declercq surveille la société de surveillance, usant des mêmes stratèges de camouflage, de dissimulation.


Plus que la fascination agrémentée de paranoïa envers les instances sécuritaires qui régissent le monde, c’est la compréhension de la persistance de ce sentiment inquiet et dévorant qui est visée. Transformée en extrême vigilance, elle va décoder, manipuler les codes, us et coutumes de cette société du tout-sécuritaire, en envisageant tous les points de vues. Ce n’est pas tant l’engagement de l’artiste à dénoncer les formes totalitaires de nos sociétés dont il est question que celle de la capacité de révolte, en tant qu’éthique de l’artiste, qui parvient à faire se retourner contre elle-même la société dite de contrôle, telle qu’elle sera anticipée par Michel Foucault, puis analysée par Gilles Deleuze.


Les attentats du 11 septembre 2001 font exploser le plan vigipirate de Declercq. L’inquiétude devient angoisse, tous les repères occidentaux sont dévastés, la frontière entre le réel et la fiction est détruite, avec la diffusion mondiale du plus improbable film documentaire catastrophe jamais réalisé. Mais ce sera justement l’absence d’images de l’attentat du Pentagone ce même jour qui va intriguer l’artiste. Declercq commence, comme un enquêteur, sa traque dans les méandres secrètes de la géostratégie. Les indices s’amoncellent dans sa mallette. Via une pléthore de sites internet et toute la littérature compulsée sur le sujet, l’accumulation de schémas, de vues aériennes, d’interviews d’experts à visage découvert, de photomontages et autres documents divers décortiqués à l’envi nous semble faire le lit d’un mensonge généralisé. C’est un missile et non un avion qui se serait abattu sur le Pentagone. La thèse didactique savamment étayée se fait soudainement preuve prégnante et tenace d’une désinformation absolue sur cet événement précis. On doute. On nous cache tout, on nous dit rien. De toute façon, c’est secret défense. Le film lui-même est mis en abyme sur un écran d’ordinateur portable posé sur les genoux d’un mystérieux personnage à bord un taxi parisien. Au bout de cette démonstration particulièrement édifiante, ce sera dans les profondeurs secrètes d’un immense sous-sol sécurisé que se dévoilera la finalité de ce double processus – artistique et analytique – sous la forme plastique d’une sculpture : un missile blanc brillant logotypé American Airlines, en cours de fabrication autour duquel s’affairent des techniciens dûment protégés par combinaisons et masques. La figure de l’artiste – ou plus pernicieusement celle de son double – apparaît, suivant franchement la caméra de son regard de savant fou et froid. Inquiétant.


A contrario, le dernier film d’Alain Declercq, (I Am) Mike (2005), le camouflage de l’artiste en personnage ambigu mi-espion, mi-terroriste se fait confusion hyperactive, sous l’objectif d’une caméra rendue hystérique. Détournant les lieux communs du roman et du film d’espionnage, tout en suivant une logique documentaire, il réactive la densité folle de la surinformation par un montage pulvérisé où une narration ultra cryptée devient la surenchère mentale de faux-semblants fictionnels imbriqués de vrai-faux documents. Complot et manipulations, tout s’emballe, du Caire à Washington. À l’instar de l’écrivain américain Harry Mathew, qui soupçonné par son entourage d’être en 1973 un  agent de la CIA à Paris, se met à jouer un jeu – qui se révèlera dangereux – de l’espion à l’aimable couverture de romancier mondain, Declercq, en septembre 2005, voit son œuvre d’artiste contemporain brusquement accréditée par une sévère perquisition de la brigade anti-terroriste l’accusant d’être une potentielle base arrière d’Al Qaeda en France. Usurpées par cette frontière entre réel et fiction embrouillés, manipulées par le pouvoir des images qui crée le doute sur l’existence effective ou virtuelle de l’espion Mike, les autorités valident, légitiment sans le vouloir, son travail artistique dérangeant : une aubaine pour un authentique conspirateur, créateur de simulacres.